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mercredi 5 juin 2013

Timecrett en Kabylie païenne et socialiste libertaire | Kabyle.com

Timecrett en Kabylie païenne et socialiste libertaire

mer, 2013-06-05 11:13 -- Samia Ait Tahar
Le mois de mai de cette année n’a pas fait exception : lors du dernier vendredi, les At Wa3ban ont procédé au lâcher des ruisseaux nécessaires à l’irrigation de leurs terres agricoles. Pour que la saison soit bonne, les villageois sacrifient le même jour une dizaine de bêtes. C’est timecrett à At Wa3ban.
Des milliers de kabyle viennent de toute part du pays pour assister à cette tradition ancestrale, célébrée dans un esprit convivial, hospitalier et ouvert comme on le vit peu en Kabylie de 2013. Les At Wa3ban sont fiers de leur village, ils en ont une fierté saine et naturelle, qui ne frôle jamais l’arrogance ni l’agressivité. Ils sont foncièrement soucieux de mettre les étrangers à l’aise et de l’image que ces derniers auront de leur village. Ils sont fiers de réussir un évènement aussi généreux et de pouvoir y convier qui ils veulent.
C’est le matin très tôt que les habitants d’At Wa3ban lâchent tirrugwa. Historiquement, la tradition répond à la nécessité de pallier au manque d’eau qui se fait sentir dans les champs à la fin du printemps. Le partage se fait de façon équitable selon un système adéquat de déviations hydrauliques des fontes des neiges qui traversent le village. Essentiellement agricole, le village avait autrefois un besoin vital d’optimiser le travail de la terre.
Mais il n’y a pas que l’eau qui est partagée également entre les terres cultivables. La viande des bêtes sacrifiées est elle aussi équitablement divisée entre les familles du village. Il faut aussi souligner que le partage se fait en tenant systématiquement compte de la présence éventuelle d’invités pour les familles qui déclarent en avoir, qui recevront leur part pour diner. La viande est absolument délicieuse mais l’esprit de partage dans lequel se célèbre la tradition la rend tellement meilleure.
A coté du lâcher des tirrugwa et de timecrett, la tradition veut que les villageois et les visiteurs aillent ce jour-là se faire bénir en laissant une somme d’argent volontaire. L’argent est récupéré par le tajma3t, le comité de village. Cette année, les dons ont totalisé 86 millions de centimes de DA.
Mais il y a aussi lȣom, une autre habitude ancestrale qui doit être commentée. Elle consiste en la bénédiction des bébés nés peu avant la période de timecrett dans le mausolée érigé par le village à l’effigie de Muhend U3amran. Hormis la famille proche du nouveau-né, personne dans le village ne le verra jusqu’à au matin de timecrett. Ce jour-là, sa mère l’emmène au tombeau, le découvre et le fait passer par la fenêtre vers l’extérieur. Ainsi, son fils ou sa fille est protégée des mauvais sorts. Pendant ce temps, à l’intérieur du mausolée, c’est la fête, les femmes affluent pour chanter des chants traditionnels et danser au rythme de tbel.
Les villageoises ont pour habitude de visiter ce lieu qui est chargé de pouvoirs pour les At Wa3ban, même en dehors de timecrett. Par la présence de l’esprit de Muhend U3amran, le tombeau est perçu comme un lieu de recueil et de prière. « Seules les femmes y vont, nous explique un villageois. Si elle est stérile par exemple, ou si elle veut que sa fille se marie, une femme vient prier ici pour changer le cours du destin ». L’origine de ce personnage qui a marqué les At Wa3ban et continue à les fasciner n’est pas établie avec certitude pour les villageois, mais ils racontent tous l’histoire qu’il en reste aujourd’hui.
Amacahu, inid ahu
Il était une fois un village qui s’appelait At Wa3ban. C’était le dernier village qu’on rencontrait sur sa route si on bifurquait à droite à partir de I3attafen au lieu de continuer vers 3in-el-hamman. Arrivés à At Wa3ban, on arrivait au bout de la grande Kabylie. Isolé par son emplacement géographique, le village avait développé au fil des siècles une mentalité soudée et des mécanismes de fonctionnement originaux et efficaces, ainsi qu’une mentalité rebelle et fortement libertaire. Un jour arrive un étranger appelé Muhend. Il y vivra pour le reste de sa vie. Par sa bonté, sa sagesse et sa générosité, il bouleverse les villageois. Il en serait même venu à occuper un poste de responsable du village. A sa disparition, les At Wa3ban veulent l’immortaliser, le remercier et lui rendre hommage en l’enterrant dans un tombeau. Son nom, le sage le tient de « i3amranen », cette région d’où il avait dit être originaire. Ne sachant pas où il pourrait être enterré, il avait demandé reposer dans un endroit que les villageois craignaient particulièrement. Or, « Azrib n i3attaren, c’est cette route qui menait de la petite kabylie à At Wa3ban, la seule d’ailleurs à cette époque. Les villageois la surveillaient puisqu’elle représentait une entrée au village », nous explique Hammu At Sa3id, un villageois. C’est ainsi qu’on a exhaussé le vœu de U3mran en l’enterrant sur cette route. De son coté, Dda Tahar, habitant de Vgayet et de passage dans son village d’origine pour timecrett nous raconte comment le personnage continue à fasciner At Wa3ban. Comme le sort de cet imam arabophone soufi, ccix Dif, venu islamiser la Kabylie durant la guerre d’indépendance. Provoqué par le culte voué à U3mran, l’imam promet d’aller détruire son tombeau en commençant par le toit. Il ajouta: « S'il a vraiment elbarhan [des pouvoirs surnaturels, NDLR]; qu'il me fasse dégringoler depuis la platteforme [place centrale du village, NDLR]  ». Or, à peine quelque heures plus tard, l’imam fut exécuté par l’armée  francaise sur la place du village, continue Dda Tahar, laissant comprendre que le personnage de U3mran s'en trouvait grandit dans l’imaginaire kabyle. « Les gens ont interprété l’évènement comme une riposte de l’esprit de U3amran ». L’implication de l’armée française dans l’histoire la rend néanmoins peu claire : Pourquoi les français auraient-ils cherché à protéger le tombeau ? L’exécution de l’imam, relevait-t-elle de la coïncidence ? Les français avaient-ils joué aux exécutants de U3amran pour exploiter la superstition des kabyles et renforcer un culte culturel local ? Ou s’agissait-il réellement de la manifestation d’un pouvoir spirituel ?
La guerre d’indépendance
Le fait que U3amran nous mène à aborder 54-62 n’est que hasard. Car on ne peut jamais venir à At Wa3ban sans repenser à la guerre d’indépendance. Au courage incommensurable de ce village et aux barbaries commises par l’armée d’occupation. « Ma mère été torturée devant moi. Jamais je ne l’oublierai et jamais je ne le pardonnerai, raconte Hammu avec émotion. J’avais 12 ans en 1962. Mon père est mort en chahid à 39 ans ». Pikaso, un jeune du village, se joint à Hammu pour rappeler que At Wa3ban était le Quartier Général de la wilaya III et qu’il a été rasé le 11 Décembre 1957. Les habitants s’étaient alors réfugiés chez les Ibudraren. Le village avait enregistré une centaine de martyrs pendant la révolution, ce qui doit représenter une bonne partie des hommes qui pouvaient aller au combat à cette époque (At Wa3ban compte aujourd’hui 3 500 personnes). Nos interlocuteurs considèrent que les martyrs et les traumatismes de 54-62 sont une cause importante de la discontinuité de la transmission de l’histoire du village et en particulier de celle de timecrett. Il ne faut pourtant pas se tromper : la tradition a continué à être célébrée pendant la colonisation et pendant les années de guerre. « Sans aucun doute, timecrett était encore mieux organisée que maintenant », regrette Hammu, qui assure que la misère que vivait la Kabylie ne l’empêchait pas de sacrifier les bêtes : « A la différence de maintenant, il y’avait beaucoup d’élevage ici.  Et les bergers offraient des bêtes pour l’occasion. C’était une grande fête et elle se passait toujours très bien ». A cette époque-là, nuancera-t-il, les étrangers n’étaient pas invités à y participer.  
Aqdar
Mais le malheur des At Wa3ban ne s’est pas arrêté à la guerre anti-coloniale. L’Algérie indépendante a aussi apporté son lot d’oppression et de complications dans le droit du village à vivre et développer sa culture ancestrale. Le village célébrait beaucoup d’autres fêtes, se souviennent Hammu et Pikaso. « Tu te souviens de Aqdar ? demande Hammu à Pika. C’était juste une semaine ou deux avant timecrett. Elle correspondait au moment où les bêtes d’élevage étaient amenées dans le pré pour y passer l’été et brouter. Tous les bergers du village devaient ramener leurs bêtes à Amrah [un terrain vague au dessus du village NDLR] , y compris ceux qui habitaient en dehors d’At Wa3ban ». Hammu explique que durant tout l’été, la garde des troupeaux se faisait à tour de rôle. Deux bergers gardaient le troupeau ensemble chaque jour. La nuit tombée, deux autres venaient les remplacer pour le lendemain. Ils apportaient avec eux le diner. Ils mangeaient et passaient la nuit ensemble, tous les quatre. Le lendemain, les deux nouveaux arrivés prenait la relève pour s’occuper du troupeau et ainsi de suite. Cette tradition correspondait au besoin de consolider l’esprit communautariste du village et la cohésion de son élevage et de ses habitants. Aqdar était célébrée en coup d’envoie de la saison du pâturage collectif. On y faisait des combats de bœufs et des activités tout à fait singulières comme el ȣard, cette compétition au tir au fusil de chasse qui visait à toucher un rocher posé en objectif. « Gamin, je ne ratais jamais cette fête, plus amusante que timecrett pour moi, raconte Pikaso, 39 ans. Mais elle a complètement disparu depuis les années 90. Les villageois ont arrêté de la célébrer notamment à cause de l’insécurité due à l’installation de groupes terroristes aux alentours d’At Wa3ban à cette époque. Amrah se trouve à un bon kilomètre de marche du village et en pleine montagne ».
Socialisme kabyle, mais encore ?
En plus de l’âme d’équité qui imprègne la tradition, en plus de la générosité et l’hospitalité des At Wa3ban, rendue palpable par l’accueil impeccable des visiteurs, d’autres caractéristiques du village se manifestent à cette occasion. L’ouverture d’esprit des At Wa3ban en est une. « La mixité est naturelle pour nous », s’exclame Pikaso, lors de cet évènement fêté sans aucune séparation entre hommes et femmes y compris lorsqu’on danse. La mixité est d’ailleurs de règle ici lors des autres fêtes telles que les mariages. De plus, la laïcité et l’esprit républicain sont aussi surprenants. Pour les musulmans et les chrétiens du village, la religion se pratique pour soi et sans prendre de manifestation culturelle ni ostentatoire. Le nombre très limité de hidjabs dans l’évènement est une bonne illustration de la mentalité foncièrement laïque des At Wa3ban. Il est sans aucun doute difficile de trouver en Algérie un agroupement humain pris au hasard qui présente aussi peu de femmes voilées. Il faut aussi noter que les autres villages de la commune d’Aqbil ne sont pas épargnés par la montée de l’islamisme. Les At La3ziz et les At Meslayen sont cités ici en exemple pour illustrer des reculs vertigineux de la laïcité dans la région. Une influence que beaucoup de villageois ici sont déterminés à contenir, notamment en maintenant le caractère tolérant de la mosquée qui ne dérange pas les habitants par l’adan et qui refuse coup après coup l’intégration d’imams envoyés de l’extérieur.
Organisation collective
Avec une efficacité exemplaire, les villageois vivent et convient à une journée remplie, reproduisant une tradition ancestrale qui en dit long sur l’esprit d’organisation, de partage et d’ouverture kabyle. En termes d’organisation villageoise, timecrett est une preuve vivante que le peuple kabyle sait depuis la nuit des temps organiser des actions collectives, et ce, de façon véritablement efficace. Pour timecrett, aucun responsable n’arrive en retard. L’achat des bêtes a toujours lieu à temps. La viande est toujours également divisée, même lorsque les modalités de division sont compliquées. La répartition est toujours terminée à temps et les règles d’hygiène sont respectées. Le sérieux est de mise et le compromis est un compromis. On ne se dérobe ni par des « normalement », ni par des « nchallah » ni par des « ellah ghaleb ». Il est donc peu prudent de croire, comme beaucoup, les kabyles sont un peuple foncièrement désorganisé. Malmenés par l’histoire moderne, il semble que nous semblons avoir perdu l’aptitude de gérer des nouvelles situations. Mais  la capacité d’organisation se met en route de façon remarquable lorsqu’il s’agit de traditions bien ancrées. L’exemple de timecrett est à observer avec attention pour qui s’intéresse à organiser le peuple kabyle à travers dans des actions de terrain ou d’autonomisation.
Pour toutes les raisons qui font de timecrett un pari tenu depuis des siècles, le passage à At Wa3ban représente un indescriptible bol d’air frais. Pour les mêmes raisons, ceux qui n’y sont jamais allés sont vivement invités à y aller, tandis que ceux qui connaissent déjà apprécieront sans aucun doute possible d’y retourner.
Samia Ait Tahar
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